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C’est bientôt à moi. L’oeil vif, la crête décharnée, mon petit corps recouvert de plumes éparses, j’aurais pu couler des jours meilleurs aux côtés d’une petite poule quelque part dans la campagne chinoise. Mais ce que je vois à travers les mailles de ma cloche en osier est loin d’être la vie rêvée des coqs.

Dans cet immense hangar désaffecté perdu au milieu d’un quartier populaire de Jinhong, se bousculent une foule de curieux prêts à parier des sommes mirobolantes sur ma petite crête. A l’entrée, 6 bonnes dames jauchées derrière 3 grandes tables de bonne fortune en bois échangent, avec dexterité, billets de yuan contre petits tickets verts. Face à elles se masse une centaine de chinois bruyant, gueulant, riant. Comme cet homme, chapeau de paille et grandes bretelles tenant un pantalon bien trop court, un sourire édenté illuminant son visage buriné par le soleil. Ou cette dame, habillée comme pour les grands jours, son petit sac à main rouge au bras, assorti à son rouge à lèvre. Ou ce vieux là, pieds nus et cigarette roulée aux lèvres, de grands gestes alimentant un discours inaudible. Ou ce plus jeune aux cheveux hirsutes, l’idiot du village, ses grimaces et expressions déclenchant de grands éclats de rire autour de lui. Je vois même au loin une étrangère, la seule non chinoise du hangar, bandeau dans les cheveux et appareil photo au cou, entourée d’une dizaine de chinois encore plus curieux qu’elle!
Quel bruit, quelle ambiance! Entre le brouhaha des humains et les cris de mes compatriotes coqs entassés dans de vieilles cages rouillées à quelques mètres derrière mois, je ne m’entends plus caqueter!
Un coup de sifflet, c’est à moi. Moi, le vainqueur en titre, qui attend son prochain concurrent. Je vois la foule se calmer et tous les regards bientôt converger vers ma cloche d’osier. Je suis enfin liberé et peux contempler à mes pattes le fameux tapis vert délimité de fines cordelettes colorées faisant office de ring. Tout autour des chaises occupées par des humains en pleine effervescence; ça rie, rale, fume, crache, remue, je ne sais plus où donner de la crête! Un vieux chinois à ma gauche fume le bong, une vieille femme me hurle des trucs incompréhensibles,…
Se dresse au dessus de moi mon maitre, je ne sais même pas son nom à celui-là, il est jeune, la trentaine, une crête sur la tête lui aussi (notre seul point commun), cigarette au bec, ses bras tous blancs et maigres recouverts de tatouages tribaux, dépassant d’un t-shirt aux signes gothiques. Son air patibulaire me donne la chair de poule… Il ne me daigne même pas un regard alors qu’il me saisit violemment par la queue, et me met en place au dessus du ring, face à mon concurrent, un copain coq en piteux état lui aussi. Son maître ressemble au mien, l’air blasé, le regard bovin, les doigts bagués et les bras flasques eux aussi recouverts de barioles noires. Mon concurrent et moi devons nous sentir, nous haspouiller, nous “prendre le bec”, puis chacun de nous est positionné sur le tapis, face à face, à un endroit tres précis.
2e coup de sifflet, nous sommes lachés! Instinctivement, je me mets en position, les pattes fléchies, la crête en arriere (si si), les plumes gonflées. Je dois attaquer, donner des coups de becs, griffer. Cette fois ci cependant, pas de combat à mort ou de rasoir aux ergots, je dois juste pousser mon adversaire hors du tapis vert. Les pattes arquées, nous nous tournons autour et après 15 secondes, j’entends les cris de la foule s’amplifier, mécontents de ne pas voir d’action. Mon maître me jette un regard noir… Ok, j’attaque le premier, mon rival est moins fort que moi, mais il m’évite et me donne un coup de bec dans mon cou tout maigre. Des plumes volent, la foule est ravie, j’attaque à nouveau, et après quelques grandes frappes, mon rival tombe du tapis vert et me voilà acclamé par une foule en folie qui se rue alors comme un seul homme vers les dames du fond, récuperer leurs précieux gains. Ma gloire est de courte durée, je suis déjà rattrapé par mon maitre, pour qui ma victoire a fait l’effet d’un grain de riz, et me revoilà sous ma cloche, une dizaine de plumes en moins…
Une vie de chien en somme, dans quelques années, la retraite, sûrement des problemes de santé, s’il me reste encore ma crête, je serai content. Pour ce qui est de ma prochaine vie au soleil en maitre de basse cour huppée, il me faudra attendre que les poules aient des dents…

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